Épargner ou dépenser ?

Publié dans La Presse le mardi 11 décembre 2001. Ce texte est également publié dans The Globe and Mail.

par David K. Foot

En mettant la touche finale à son budget d'hier, Paul Martin faisait face à un nouveau défi. En choisissant de diminuer les taux d'intérêt, le gouverneur de la Banque du Canada a voulu relancer l'économie, mais il a échoué. Aux yeux du gouvernement fédéral, la baisse des taux d'intérêt présente le double avantage de diminuer les versements d'intérêt sur la dette, ce qui réduit les dépenses, et de ne pas précipiter le retour au déficit.

Malgré les ventes encourageantes enregistrées récemment dans deux secteurs sensibles aux variations de taux d'intérêt, soit l'automobile et l'habitation, les baisses de taux d'intérêt n'ont toutefois jamais réussi auparavant à redresser l'économie. Le même phénomène s'est produit aux États-Unis où on a officiellement déclaré, la semaine dernière, que le pays était en récession depuis mars dernier.

On a fourni plusieurs raisons pour tenter d'expliquer cet échec. La plupart font référence au 11 septembre, où tout a changé. Les consommateurs sont devenus craintifs. Ils sont rentrés dans leur coquille, ils sont revenus au cocooning, et ils hésitent à en sortir pour dépenser leur argent. D'autres invoquent plutôt l'évaporation de l'effet de richesse sur les dépenses de consommation à la suite des soubresauts du marché boursier ou encore la réticence des investisseurs à faire des emprunts en ces temps incertains pour assurer leur avenir. Mais il est peut-être encore trop tôt pour connaître les effets d'une baisse des taux d'intérêt sur le comportement des consommateurs et des investisseurs. Et la vraie raison de cet échec est peut-être beaucoup plus subtile: la démographie. Nous savons tous que notre population vieillit mais le rapport entre la démographie et les taux d'intérêt et l'économie semble avoir échappé à nos décideurs.

La démographie et les taux d'intérêt

En tant qu'individus, notre réaction aux taux d'intérêt dépend de l'étape à laquelle nous sommes rendus dans notre vie. En général, nous contractons des emprunts lorsque nous sommes de jeunes adultes: à la fin de l'adolescence et au début de la vingtaine, nous obtenons un prêt étudiant; vers l'âge de 25 ans, nous empruntons pour acheter une automobile et des meubles lorsque nous quittons le domicile familial pour créer notre propre chez-nous; et au début de la trentaine, nous empruntons pour acheter notre première maison, de nouveaux meubles et des électroménagers. Les taux d'intérêt ont alors une réelle influence sur nos décisions d'achat. Nous faisons parfois des emprunts à des taux élevés, comme l'a fait la génération du baby-boom, durant les années 1970-1980, non parce que nous le voulons mais plutôt parce que nous sommes rendus à une étape de notre vie où nous devons le faire. Toute baisse des taux d'intérêt est alors très appréciée et peut grandement influencer nos décisions d'achat.

Arrivés à la trentaine et à la quarantaine, nous faisons ce que font tous les emprunteurs - nous remboursons nos emprunts. En d'autres mots, nous augmentons graduellement notre actif en amortissant nos prêts hypothécaire et automobile, entre autres. Nous nous efforçons en même temps d'épargner en vue de notre retraite, soit en participant au régime de retraite de notre employeur ou en créant notre propre portefeuille de fonds communs de placement, d'actions et de REER. À cet âge, nous avons encore des enfants à charge et il nous est difficile de mettre de l'argent de côté. C'est ce qu'ont fait les baby-boomers au cours des années 1990. Ils élevaient leurs enfants, remboursaient leurs dettes, accumulaient des biens matériels et s'inquiétaient pour leur retraite. Le revenu familial était presque entièrement consacré aux dépenses du ménage. La retraite leur semblait être une notion dépassée et «Liberté 55» était davantage une stratégie marketing qu'une vague réalité.

À cette étape de notre vie, les taux d'intérêt sont importants dans la mesure où ils ont un effet sur la rapidité avec laquelle nous pouvons rembourser notre prêt hypothécaire, le solde de nos cartes de crédit et nos autres dettes. Lorsque les taux d'intérêt sont moins élevés, nous disposons de plus d'argent pour les choses de base, comme la nourriture et les vêtements, et pour le superflu, comme les vacances et les jouets. Tout au long des années 1990, les taux d'intérêt sont demeurés à la baisse en raison des besoins financiers décroissants des baby-boomers; c'était une bénédiction pour cette génération parvenue à l'âge où on a davantage les moyens d'emprunter de l'argent. Ils dépensaient ce qu'ils économisaient sur les frais d'intérêt et l'économie était en plein essor.

Un autre revirement démographique

En ce nouveau millénaire, l'économie nord-américaine connaît un autre revirement démographique. Les premiers baby-boomers sont nés en 1947 et ont eu 53 ans en 2000. Leurs enfants quittent la maison, certains fréquentent l'université et les petits-enfants ne tarderont pas à arriver. Les baby-boomers passent maintenant à l'étape suivante.

Leurs enfants quittent le nid familial. Inévitablement, les dépenses du ménage diminuent puisque les enfants sont de plus en plus responsables de leurs propres besoins et quittent la maison pour fonder leur propre famille... du moins, nous l'espérons! La retraite est proche, mais aurons-nous suffisamment d'argent? C'est dans la cinquantaine que nous réalisons qu'il est grand temps de mettre de l'argent de côté pour nous assurer une retraite dorée.

Il serait préférable que les taux d'intérêt soient élevés, et non à la baisse, puisque l'intérêt ne représente plus un coût mais plutôt un revenu qui sert à augmenter notre pécule. Notre plus grande préoccupation est d'épargner en vue de la retraite et non de dépenser notre argent - sauf pour gâter nos petits-enfants. À notre âge, nous avons déjà, pour la plupart, tout ce qu'il faut pour vivre confortablement. Les taux d'intérêt auront très peu d'influence sur notre décision de remplacer un bien quelconque. Mais l'intérêt devient souvent un revenu avec lequel nous nous payons des vacances et agrémentons nos loisirs. Les taux d'intérêt peu élevés n'encouragent pas la dépense; au contraire, ils pénalisent toute une génération et, ainsi, nuisent à la reprise économique.

Notre population de plus de 30 millions inclut au-delà de 10 millions de baby-boomers. Grâce à l'introduction de la pilule contraceptive il y a 40 ans, ils ont eu moins d'enfants. C'est une génération qui ne s'est même pas «remplacée» elle-même puisqu'elle n'a donné naissance qu'à 7 millions d'enfants. Aujourd'hui, notre population est composée principalement (54%) de baby-boomers ou d'individus plus âgés (35 ans et plus); 29% de nos concitoyens ont 50 ans et plus, ce qui ne s'est jamais vu dans toute l'histoire canadienne.

Au plus fort du baby-boom, en 1961, on comptait 59 adultes en âge de travailler âgés de plus de 50 ans contre cent jeunes adultes de moins de 35 ans. On n'en comptait que 50 en 1981 alors que la génération du baby-boom atteignait l'âge d'entrer sur le marché du travail. Mais, en 2001, ce ratio a grimpé à 78 sur 100, après avoir atteint son plus bas niveau au milieu des années 1980.

Et nous n'avons encore rien vu. Au cours des prochains dix ans, le ratio entre les plus âgés en âge de travailler (50 à 64 ans) et les plus jeunes (20 à 35 ans) passera à 103 contre cent, malgré l'entrée des enfants des baby-boomers sur le marché du travail. L'impact de la génération du baby-boom sera plus fort que l'impact de la génération de ses enfants. Ce ratio atteindra 110 sur 100 d'ici 2021. Dans ce nouveau millénaire, il y aura plus d'adultes en âge de travailler de plus de 50 ans que de jeunes adultes de moins de 35 ans.

De moins en moins efficace

Ces chiffres sont les mêmes aux États-Unis qui ont eux aussi connu une période de forte natalité (le boom), suivie d'une période de chute de natalité (le bust), suivie à son tour d'une hausse de natalité (l'écho). C'est pourquoi, tout comme chez nous, la baisse récente des taux d'intérêt n'a pas réussi à stimuler l'économie chez nos voisins du Sud.

La baisse des taux d'intérêt encourage les emprunteurs à dépenser et pénalise les épargnants. Une population vieillissante entraîne une diminution du nombre d'emprunteurs et une augmentation du nombre d'épargnants. Les nombreux baby-boomers nord-américains sont arrivés à l'âge auquel on épargne le plus. Et les plus jeunes d'entre eux sont déjà dans la quarantaine et ont donc passé l'âge auquel on contracte le plus d'emprunts.

Étant donné cette nouvelle réalité démographique, une baisse des taux d'intérêt est de moins en moins efficace pour relancer l'économie. Nos grands décideurs ne devraient pas s'étonner du fait que les nombreuses baisses de taux d'intérêt consenties cette année n'aient pas réussi à encourager les dépenses de consommation. Notre environnement démographique ne sera plus jamais le même.

Économiste et démographe, l'auteur est professeur à l'Université de Toronto. Entre autres, M. Foot est l'auteur du livre « Entre le Boom et l'Écho 2000 », publié en 1999 chez Boréal.